Le retable de la Déposition de croix

Le retable de la Déposition de croix

Habitant la pénombre de l’église, il est peut-être celui des trois retables qui attire le moins nos regards, effacé par un vis-à-vis inégal où la Crucifixion, « l’une des œuvre sacrées les plus significatives de son temps », accompagne le croyant dans son adoration du Saint Sacrement, capte le visiteur par sa force et sa beauté. Plus, alors que l’autel de la Crucifixion retrouve sa place lors du triduum pascal, celui de la Déposition ne serait-il là, désormais, qu’en tant que pieux héritage ? Rejoignons-le dans son silence.  

 

Peut-on rappeler que le retable est apparu vers le XIème siècle au moment où l’autel fut adossé à un mur et prit par la suite une ampleur considérable. Quelle que fut la qualité de l’œuvre ainsi disposée derrière l’autel, elle participait de la liturgie et, si elle ne devait pas être l’objet d’une vénération quelconque pour elle-même, l’image précisait sa fonction au cœur d’une démarche spirituelle, elle n’était pas un simple ornement. De nombreux artistes y donnèrent la plénitude de leur talent, Louis Brea (1450-1523) fut de ceux-là dans notre région. Chef de file des peintres appelés « Primitifs Niçois », Louis Brea, auteur d’une soixantaine de retables, aurait réalisé celui de la Déposition, vers 1520, avec son frère Antoine (seize sont authentifiés par des signatures ou des actes notariés, une quinzaine, perdus, figurent encore dans les registres notariaux, un peu plus d’une trentaine d’œuvres complètes ou de panneaux démembrés peuvent également lui être attribués avec certitude tandis que cinq restent incertains – Claire-Lise Schwok, Louis Bréa – ; tous les tableaux commandés au maître niçois n’ont pas tous été exécutés par lui. Certains d’entre eux qui portent sa signature ne sont qu’un travail d’atelier alors que d’autres dépourvus de toute attestation témoignent pour le peintre par des caractères que lui seul possèdent). Louis appartenait à une famille de peintres : Pierre et Antoine, ses frères, et François le fils de ce dernier, suivirent son exemple mais ils furent loin d’avoir la valeur de Louis.

L’œuvre est là pour inspirer la méditation et, désormais, la validité des textes qui la nourrit va prendre le pas sur les récits trop empreints de merveilleux, de légendaire, si chers au Moyen-âge. Ce souci de véracité historique n’entraîna pas une approche archéologique mais une tentative pour donner force à l’évènement, le charger d’un sens symbolique spirituel.

Ainsi les huit personnages présents autour du Christ déposé ne représentent aucunement l’évènement décrit dans les Evangiles. Les trois premiers concordent sur un point précis, l’absence des proches de Jésus. Matthieu est succinct : « Le soir venu il vint un homme riche d’Arimathie, du nom de joseph, qui s’était fait, lui aussi, disciple de jésus. Il alla trouver Pilate et réclama le corps de Jésus. Alors Pilate ordonna qu’on le lui remît. Joseph prit donc le corps, le roula dans un linceul propre et le mit dans le tombeau neuf qu’il s’était fait tailler dans le roc ; puis il roula une grande pierre à l’entrée du tombeau et s’en alla » (Mt 27, 57-61). Jean pour sa part précise que Joseph d’Arimathie « était disciple de Jésus, mais en secret par peur des Juifs » et qu’il était accompagné de Nicodème « apportant un mélange de myrrhe et d’aloès, d’environ cent livres. Ils prirent donc le corps de Jésus et le lièrent de linges, avec les aromates, selon le mode de sépulture en usage chez les Juifs » (Jn 19, 38-42).

Même assisté de serviteurs, l’homme riche qu’était Joseph semble bien dès lors avoir été le seul disciple à s’occuper de la dépouille du Crucifié, accompagné peut être par Nicodème, plusieurs femmes se tenant à distance, soucieuses de savoir où était le corps pour revenir, au lendemain du sabbat, procéder à sa toilette. En faisant intervenir un plus grand nombre de participants dont Marie, la mère du Christ, Marie Madeleine, Jean « le disciple que Jésus aimait », il est question de multiplier les témoins – selon les Romains Testis unus, testis nullus – susceptibles d’affirmer que la mort a bien fait son œuvre, qu’ils ne peuvent s’être trompés en manipulant le cadavre, que le corps n’a pu être extrait frauduleusement du tombeau et donc, qu’on ne peut que croire en la vérité de la Résurrection. Dans le droit hébraïque la force probante du témoignage est considérable.

Dans le même temps où les acteurs « canoniques » apparaissent avec des attitudes et des vêtements convenus, Nicodème et Joseph, tout comme les soldats, portent les costumes modernes de l’Occident européen du XVIème siècle. Plus, ils ont des expressions plus libres : Joseph, à deux mains, tient son mouchoir pour essuyer ses larmes, Nicodème, les bras résolument croisés sur la poitrine, détourne le regard. Au cœur d’une scène religieuse le peintre a voulu imposer la représentation de la nature humaine dans sa simple réalité, celle qui doute, celle qui reste fermée, ne comprend pas la portée universelle et irréversible de l’évènement qui ouvre une ère nouvelle. Nicodème et Joseph d’Arimathie représentent les hommes de leur époque, de toutes les époques, ils rendent présent un récit ancien mais vivant.

Dans les images de la prédelle, après la violence des heures de la Passion, c’est le temps du silence. Dans la première scène les porteurs se hâtent vers le tombeau. La vierge à qui l’on vient d’enlever le corps de son fils défaille, Jean dans un mouvement de retour en arrière rejoint le groupe des femmes : la présence du Christ leur est arrachée. Dans la deuxième scène le tombeau est encerclé par des soldats en armes, ils bouchent toute issue, tout semble définitivement réglé et la pierre fortement scellée est à la fois le signe ultime de la défaite du Christ et le signe de la victoire des forces qui l’ont écrasé. Mais soudain, au centre de la prédelle, survient la déroute des vainqueurs : jailli de l’aube naissante, l’ange fond du ciel et sa force immatérielle a fait rouler la pierre, arraché les scellés, projeté en tous sens les soldats. Puis vient la scène où le tombeau vide est au cœur de la composition : c’est l’espace du mystère. Entre les deux compagnes encore saisies de crainte, la troisième a déjà entrevu le sens de l’incroyable révélation et tend vers le messager, bel ange sans pesanteur dont les ailes sont frangées de lumière, un visage illuminé. Enfin dans la dernière scène, le Christ ressuscité se tourne vers Madeleine, mais elle ne peut le toucher, il échappe au monde sensible.

A l’exception de la première scène, la traduction du sens théologique et mystique des épisodes l’emporte sur leur contenu dramatique : il s’agit en effet du point central de la Révélation, du fondement de l’espérance. Alors que le tombeau, cinq fois présent sur fond brun de roches arides, est comme l’expression de la pensée obsédante de la mort, de son poids d’angoisse au cœur de tout homme, en quatre scènes, le retable nous rappelle la réalité de la Résurrection. Affirmation essentielle : « Si le Christ n’est pas ressuscité, notre foi est vaine » (Saint Paul, Première épître aux Corinthiens, XV, 14), notre vie insensée.

D’ailleurs en haut du tableau, l’image ne laisse aucun doute : le Christ vivant est debout sur le sarcophage, sa blanche oriflamme déployée sur le ciel du matin et avant de tomber terrassés, les soldats peuvent constater le prodigieux événement.

Ainsi, dans un mouvement ascendant, sur la médiane verticale qui traverse chaque élément du polyptique est situé un signe du triomphe sur la mort : le sépulcre libéré de la lourde pierre, l’arbre plein de sève porteur de nombreux rameaux, le Christ debout sur le tombeau. Le paysage, lui-même, ébauché au-dessus du groupe du Christ et des fidèles – entre le Golgotha où se dressent les croix et des hauteurs nues menacées d’éboulement, se déploie une lumineuse Jérusalem – a valeur de signe, il n’est pas peint pour lui-même : les ombres du temps présent ne peuvent prévaloir contre la Promesse.

La Passion s’accomplit dans la Résurrection.

 

Source :
Germaine et Pierre Leclerc, Louis Brea, Un poème de l’unité, Editions Mame, 1992.
Jean-Loup Fontana et Michel Graniou, Passions, Chefs-d’œuvre de la Renaissance dans les Alpes méridionales, Editions Gilletta-Nice Matin, 2000.

 

Rédigé par Jacqueline Cuviet.




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