Le retable de la Crucifixion

Le retable de la Crucifixion

Précédant la chapelle illuminée par la présence du Christ Eucharistie, l’image de Jésus en sa Crucifixion rappelle qu’Il dut souffrir sa Passion pour ouvrir les hommes à l’Espérance de la Résurrection, être ce Christ vivant qui les accompagne chaque jour.  Comment ne pas s’émouvoir de cette proximité quand l’histoire nous apprend que le retable est probablement incomplet et qu’une image du Christ vivant devait, à l’origine, dominer la scène centrale ? 

 

En effet, parce que tout polyptique est une œuvre unitaire, la vision spirituelle qui le sous-tend en détermine l’ordonnance.  Ainsi, la médiane verticale étant l’axe essentiel, les deux images du Christ sacrifié et du Christ vivant y figurent-elles, toujours. Le retable de la Déposition qui fait face au retable de la Crucifixion en est un exemple : le Sauveur ressuscité, debout sur le tombeau, domine l’image du Christ au corps brisé, pleuré par ses disciples (Germaine et Pierre Leclerc, Louis Brea, Un poème de l’unité, Editions Mame, 1992).

Ici, malgré cette absence, les images de la prédelle, telles des flammèches courant sur un brasier avant de se réunir en une seule flamme qui s’élève haut et clair, entraînent les fidèles à se rassembler autour du Christ de Pitié pour le suivre jusqu’à la croix qui porte leur espérance. La beauté du Christ aux bras ouverts sur un horizon qui s’éclaire, c’est déjà la promesse du matin de Pâque, et son corps stigmatisé est moins une reproduction précise du réel qu’une image de plénitude, « tout est accompli », offerte à la méditation du croyant.

Dans cette scène hautement improbable le peintre intègre l’humanité toute entière. Au plus large, dans les écoinçons, David et Isaïe, « les deux grands prophètes de l’Incarnation » penchent leurs visages vers le Christ et leurs phylactères portent les paroles annonciatrices des tourments et du sacrifice du Messie : « Ils ont percé mes mains et mes pieds… » (« FODERUNT MANUS MEAS ET PEDES MEOS DINUMERA VERUNT omnia ossa mea »), « Ce sont nos souffrances qu’il a portées… » (« VERE LANGORES NOSTROS IPSE PERTULIT ET DOLORES NOSTROS PORTAVIT. ESAIAS propheta »). Au verset prophétique des psaumes répond la présence de saint François, les mains et les pieds blessés par les stigmates ; au texte d’Isaïe sur le Christ assumant le poids de la misère des hommes répond la dure pénitence de saint Jérôme (Saint Jérôme, docteur de l’Eglise v. 341-420, vécut notamment en ermite et mourut à Bethléem ; d’un naturel violent mais reconnaissant ses défauts avec une humilité sincère et virile. Il fut un des principaux défenseurs du dogme chrétien).

Ici, les lieux et les temps s’entrecroisent pour assembler autour du Christ vingt siècles d’attente et de foi, mais aussi  d’incompréhension et de refus symbolisés par la présence de l’officier romain du prétoire, toujours dédaigneux, et de son compagnon, les bras croisés, le regard détourné de la scène tragique. L’inclusion dans le cercle où s’inscrivent avec les saintes Femmes, Jean, la Vierge et Marie Madeleine, de ces deux étrangers en costumes modernes, est une affirmation de l’actualité du message évangélique : le Christ s’est engagé au pardon et au rachat de tous les hommes, de tous les temps.

Et c’est cet amour qui traverse la violence du récit de la Passion. Dans les quatre scènes de la prédelle, autour du Christ de Pitié, la capture au Jardin des Oliviers, la flagellation, le couronnement d’épines, la montée au Calvaire se présentent comme une cantate sacrée d’une poignante beauté : « de simples lisières d’or les séparent, brefs silences entre le chant des strophes ».  Dans l’Arrestation, le Christ enserré de toutes parts, capturé par les bras de l’ami qui le trahit, accompagné de la rage impuissante de l’apôtre qui n’a pas compris, répond par l’amour et le don : en effleurant de sa main le visage de Malchus, il le guérit. Dans la flagellation et le couronnement d’épines, l’indifférence des hommes s’imprime dans la luisante froideur du décor, accentue la violence des bourreaux qui s’ingénient à inventer quelque nouveau moyen d’humilier et de tourmenter : deux jeunes gens qui n’osent s’avancer et regardent, n’apportent-ils pas, par leur avide curiosité, une autre forme de cruauté ? Le Christ ainsi livré aux tourments des hommes, n’oppose que silence, majesté, et lorsqu’il va prendre sa croix pour se rendre sur le lieu de sa crucifixion, c’est vers nous qu’il tourne son visage. Quel regard… rien ne s’interpose entre son image et nous-mêmes. La foule, les soldats, le bourreau qui tire sur la corde pour hâter la progression, l’étendard et la trompette qui suggèrent l’idée d’un triomphe, n’ont pu le détourner des hommes, quels que soient leurs actes.

Entre le récit des quatre moments de la Passion, le Christ de Pitié, debout, seul, devant une image emblématique de la Croix, n’est plus le mort mis au tombeau, c’est un homme blessé dont les traces de souffrances s’estompent, il sommeille : le temps est en suspens. La beauté de cette image, peut-être la plus belle de tout le retable, suscite une émotion profonde. Là, tout est méditation, le croyant est placé au cœur du Mystère.

Cette œuvre est inscrite dans un décor Renaissance. Deux bandes latérales présentent, de bas en haut et de droite à gauche : sainte Hélène avec la Croix, sainte Catherine d’Alexandrie et saint Louis de Toulouse, frère mineur et évêque ; saint Honorat, saint Antoine de Padoue et un saint franciscain. Le programme iconographique d’inspiration franciscaine a mis, en place d’honneur, à la droite du Christ, saint François et retenu trois saints de son Ordre.

Avec ce polyptyque provenant de l’église des Frères mineurs de l’Observance du couvent de Sainte-Croix détruit en 1543 lors du conflit qui opposa la Maison de Savoie à la France, Louis Brea répondait à la commande des Franciscains en utilisant un langage conforme à la pensée chrétienne qui était celle des commanditaires et qu’il ne cessa d’approfondir. Ce chemin communiquera une beauté, un rayonnement pacifiant, une force dramatique, symbiose de l’image et du sens, unique, « apogée d’une exceptionnelle trajectoire artistique et spirituelle ».

 

Source : Germaine et Pierre Leclerc, Louis Brea, Un poème de l’unité, Editions Mame, 1992.

 

Rédigé par Jacqueline Cuviet.




Commentaires fermés